Zoom sur le risque sargasses pour le bâti littoral, pourquoi le projet BatiSolid veut-il aller plus loin ?

LES RISQUES DE DÉGRADATIONS DU BÂTI LITTORAL LIÉS AUX ÉMANATIONS DE GAZ ISSUS DE LA DÉCOMPOSITION DES ALGUES SARGASSES : FAUT-IL S’INQUIÉTER ?

11 septembre 2001, Innerkip dans l’Ontario au Canada, un bâtiment d’élevage porcin construit 12 ans auparavant s’effondre de manière soudaine et inexpliquée. 200 porcs meurent dans cet accident causé par l’effondrement des piliers supportant le bâtiment. L’analyse de cet accident a montré que les bacs de récupération des déjections porcines avaient créé un dangereux mélange de gaz corrosifs, Méthane (CH4), Dioxine de carbone (CO2), mais aussi Hydrogène sulfuré (H2S) et Ammoniac (NH3) qui avait « rongé » de l’intérieur le béton armé des piliers. Une étude plus générale portant sur les bâtiments d’élevage porcins au Canada a ensuite montré que ces problématiques d’environnement atmosphérique agressif étaient susceptibles de réduire la durée de service prévue de ces bâtiments de 50%.

Deux des gaz mis en cause dans cet accident sont précisément ceux émis lors de la décomposition des algues sargasses le long de la frange littorale Atlantique de la Martinique. Le phénomène d’échouement des algues sargasses est devenu un fléau pour les îles des Petites Antilles depuis 2011 environ. Lorsque ces algues, qui s’accumulent dans certaines zones littorales difficiles d’accès, finissent par pourrir, deux phénomènes se produisent :

  • La création d’une « soupe de bactéries » dans les zones où les algues sont immergées à proximité du rivage
  • L’émanation à des concentrations parfois très élevées d’Hydrogène Sulfuré et d’Ammoniac lorsque les algues se décomposent.

Les effets sanitaires de ces émissions de gaz sur les individus sont maintenant bien connus. Ces risques sont sérieux et ont conduit l’Agence Régionale de Santé à mettre en place un réseau de surveillance en continu des émissions de gaz. Les concentrations en Hydrogène Sulfuré et Ammoniac sont ainsi mesurées depuis plusieurs années par Madininair : https://www.madininair.fr/surveillance-continue-sargasses

 

De nombreux autres impacts négatifs ont également été rapportés sur l’électroménager et les équipements électroniques. Pour les équipements relevant strictement du secteur du bâtiment, les compresseurs de climatisation et certains équipements de domotique paient un lourd tribut à ces émissions de polluants atmosphériques nauséabonds. Les canalisations en cuivre (qui prennent une teinte noire très foncée), les lambris et faux plafonds en PVC qui noircissent tant que les émissions sont présentes et les parties vitrées de certains luminaires qui deviennent opaques font partie des impacts spectaculaires rapportés par les occupants de logements littoraux dans les zones où les émissions de gaz sont fréquentes, voire quasi continues pour certains secteurs spécifiques du littoral Atlantique.

Pour le moment, nous restons dans le constat, et n’y a pas d’étude à grande échelle permettant de qualifier scientifiquement l’ampleur des phénomènes observés.

Néanmoins, le laboratoire L3MA de l’Université des Antilles et 8 partenaires ont lancé en janvier 2020 l’étude CORS’AIR. Cette étude vise à mesurer l’impact des émanations de gaz émis par les sargasses lors de leur décomposition et plus particulièrement des composants sulfurés, et du rôle des micro-organismes dans la corrosion des métaux. Les premiers résultats sont édifiants quant aux vitesses de corrosion et à la distance à l’intérieur des terres à laquelle un impact est noté. Cette étude montre également que les ouvrages qui « trempent » dans le bouillon bactérien que constituent les algues en cours de décomposition étaient à risque maximum.

Ces résultats pour le moins inquiétants ont alerté des experts travaillant sur le projet BatiSolid Antilles, notamment sur les questions de durabilité des ouvrages en béton armé dans l’environnement tropical humide soumis à l’influence marine. Les bétons mis en œuvre aux Antilles sont relativement poreux. Dans de trop nombreux cas, des constructeurs peu informés, aggravent ces risques en étant négligents sur les enrobages minimaux, en procédant à des rajouts d’eau qui augmentent le rapport E/C au-delà du raisonnable, en étant peu respectueux des précautions à prendre pour la cure du béton par temps chaud. Pour les structures en béton armé, dont beaucoup relèvent de la construction informelle dans les zones exposées, le risque est d’avoir affaire à un tueur silencieux. La corrosion des armatures est un phénomène dangereux qui n’est pas toujours visible. La crainte des techniciens de la construction est d’avoir un bâti littoral qui serait en train de devenir de plus en plus vulnérable au risque sismique, sans que personne ne se rende compte du danger que courent les occupants de ces habitats. Lors d’un séisme, l’effondrement des constructions fragilisées par l’exposition prolongée sur plusieurs années à l’ammoniac et à l’hydrogène sulfuré, est donc une crainte légitime. Une surveillance particulière de certains ouvrages maritimes où s’accumulent des sargasses (quais, batardeaux de palplanches…) est évidemment nécessaire.

La corrosion des éléments d’ouvrage métalliques, ferreux, et non ferreux, est également un sujet de préoccupation. De nombreux éléments d’ouvrages voient ainsi leur vulnérabilité au risque de vents extrêmes intervenir de manière prématurée parce qu’ils ont été affaiblis par des phénomènes de corrosion accélérée. Les couvertures en bacs acier (tôles), les éléments de serrureries et de ferronnerie, la visserie, la boulonnerie, les charpentes métalliques doivent faire l’objet de prescriptions de mise en œuvre spécifiques et de recommandations d’entretien plus fréquent dans les zones où les concentrations en gaz seront jugées significatives. Les réflexions conduites dans la cadre du projet BatiSolid d’adaptation des normes de construction applicables aux Antilles, et notamment celles intéressant le groupe de travail n°12 « Guide d’entretien des bâtiments en milieu tropical humide insulaire », tiendront compte de ces travaux de recherche que les CERC de Martinique et Guadeloupe souhaitent confier en 2023 à l’Université des Antilles.

En l’état des connaissances scientifiques du « phénomène sargasses », tout laisse à penser que les échouements massifs sur les côtes des Petites Antilles continueront à se produire dans les années à venir. Pour les CERC des Antilles et les autres acteurs qui accompagnent le projet BatiSolid, il est aujourd’hui important de qualifier le risque bâtimentaire que posent ces échouements, pour, au besoin et au plus tôt, prendre des mesures conservatoires adaptées. En matière de risque, il vaut mieux savoir que supposer, surtout quand la vie de nombreux habitants est en jeu.